Il me paraît important de montrer comment les médias, de manière passive, non-assumée, mettent en avant le privilège des hommes dans diverses situations. Voici ici une situation judiciaire parue dans le Journal du Jura (JdJ) du 13 juillet courant.
V.R. (le nom est donné dans l’article, mais je l’anonymise par principe, car ce qui suit n’a pour moi rien à voir avec son nom et ses fonctions) a récemment été condamné pour diffamation et injure par le biais d’une ordonnance pénale rendue par un procureur neuchâtelois, canton de résidence de l’accusé. Son tort? En décembre 2020, il a traité, dans un post Facebook, son ex-compagne de « connasse » et de « meurtrière ». Celle-ci était poursuivi pour infanticide et il était le père de l’enfant, séparée d’elle au moment des faits.
Les faits reprochées à son ex-amie remontent à janvier 2019 et portent sur leur enfant commun, quand bien même V. ignorait qu’il allait devenir père, sa compagne ayant fait un déni de grossesse. Elle a depuis été condamnée, en février 2021, à 15 mois de prison avec sursis et V. a été débouté de sa demande de réparation pour tort moral, puisqu’il n’avait pas créé de lien affectif avec cet enfant dont il ignorait l’existence jusqu’au drame.
Le procureur a reconnu V. coupable et l’a condamné à payer les frais de procédure (250 CHF) et l’a exempté de peine, tenant compte de « sa douleur légitime et compréhensible au moment des faits ».
Le Journal du Jura (par le biais du groupe Arcinfo dont il est partenaire) a publié un entretien avec V. où il revient sur sa condamnation, reconnaissant avoir fait une connerie, disant ne pas souhaiter faire appel et déclarant » je tiens quand même à relever que j’ai été exempté de peine ».
Cette manière de procéder en dit long sur la difficulté à avoir une presse de qualité sur des sujets aussi délicats. Un article sur le pourquoi de cette exemption de peine aurait fait bien plus de sens à mes yeux. Car une recherche dans le Code Pénal Suisse (CPS) ne permet pas au néophyte que je suis de trancher, sur la base tant de l’article sur la diffamation (173) que sur l’exemption de peine (52-55), de la même manière que le procureur. Il peut remplir les dispositions de l’article sur les circonstances atténuantes (48), mais cela s’arrête là. De plus, comme tout est passé par le seul ministère public, il pouvait renoncer à poursuivre, ce qui revenait au même. Il y aurait donc pas mal à écrire, à interroger, à éclairer sur le plan pénal.
L’autre écueil évident, c’est d’être allé chercher, après l’annonce de la condamnation par « 20 minutes », la seule version des faits du désormais coupable. La règle que je tiens pour essentielle en journalisme est celle de la contradiction, du contradictoire. C’est sur la base de celle-ci que Mediapart avait renoncé à publier des articles sur les accusations d’agressions sexuelles visant Claude Lanzmann, celui-ci étant mort avant d’avoir pu donner sa version des faits. Ici, si l’on peut comprendre que la victime puisse ne pas souhaiter s’exprimer, encore faut-il lui demander, ce dont aucun article ne fait mention. Et quand bien même elle renoncerait, il doit bien exister un·e juriste pour remettre en perspective cette condamnation qui n’en est pas tout à fait une, puisque l’exemption de peine, d’après mes rapides recherches, empêche l’inscription au casier.
Enfin, il est assez impressionnant comme le journaliste est fort gentil avec V. . Car après tout, il n’a aucune raison de faire appel de cette condamnation très clémente et rappeler qu’il a été dispensé de peine n’annule pas sa culpabilité. Au moins, contrairement aux nouvelles de MSN, le JdJ s’abstient-il d’une titraille odieuse. Sur MSN, on peut lire comme titre « Il aurait dû patienter avant de diffamer son ex-copine ». Charmant. Et faux puisque l’injure reste une injure même après la condamnation de l’ex-compagne.
Le problème de ce genre d’article, c’est qu’ils ne normalisent pas, contrairement à ce que l’on pourrait croire, l’idée de « l’homme faible », qui aurait des émotions et vulnérabilités. Au contraire, ils mettent en exergue que même dans sa faiblesse, l’homme blanc suisse bénéficie de grandes largesses. Traiter une personne, deux ans après les faits, de « connasse » et de « meurtrière », via les réseaux sociaux, et s’en sortir avec à peine une tape sur les doigts, c’est presqu’un exploit. Mais l’essentiel ici, c’était de montrer la douleur d’un homme et son repentir, pas de thématiser la question du privilège masculin. Après tout, il s’agissait d’un homme, condamné par un homme et interrogé par un homme, à quoi d’autre fallait-il s’attendre?